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submitted 3 months ago by ucl37@jlai.lu to c/gauchisse@jlai.lu

Le chlordécone est un pesticide qui a été utilisé massivement dans les bananeraies martiniquaises et guadeloupéennes jusqu’en 1993. Son utilisation plus longue dans les Antilles qu’en métropole a eu des conséquences sanitaires et environnementales dramatiques pour les populations des îles. La gestion coloniale de ces territoires par l’État français et le modèle agricole hérité de l’époque esclavagiste puis coloniale illustrent les liens irrémédiables entre luttes écologistes et luttes décoloniales.

Le chlordécone est un pesticide toxique, perturbateur endocrinien et neurotoxique utilisé pour lutter contre le charançon du bananier dans les bananeraies antillaises de 1972 à 1993. Alors qu’en France hexagonale l’utilisation du chlordécone a été interdite en 1990, sur les terres antillaises il a pu être employé encore trois années supplémentaires. L’OMS avait pourtant statué en 1979 sur son possible caractère cancérigène et aux États-Unis des accidents graves ont mené à son interdiction dès 1977. Désormais, les terres et les eaux antillaises sont polluées pour encore plusieurs siècles. On estime que plus de 90% des habitants et habitantes sont contaminé⸱es. Cette contamination accroît les risques de retard de développement cognitif pour les nourrissons et fait exploser le nombre de cancers, notamment celui de la prostate : la Martinique en détient le triste record du monde !

L’ère coloniale, un tournant géologique

La culture de bananes en Martinique et Guadeloupe est un exemple d’héritage colonial de la production locale puisqu’elle est destinée à l’exportation vers la métropole, tout comme celle de la canne à sucre. À la période du commerce triangulaire et de la traite des personnes noires mises en esclavage, ces cultures se sont développées pour faire la fortune de la France. Ces plantations marquent le début de l’ère géologique que Malcolm Ferdinand [1] nomme le « Plantationocène ». Il l’oppose à « l’Anthropocène », défini comme l’ère où les activités humaines ont commencé à être les premières forces de la transformation des écosystèmes, mais qui n’inclut pas les périodes esclavagistes puis coloniales comme facteurs majeurs du bouleversement du rapport à la terre et comme début de la diffusion du capitalisme.

Dans son ouvrage Une écologie décoloniale, Malcolm Ferdinand explique que ces plantations ont instauré un « habiter colonial ». Il s’agit, pour le chercheur, d’un rapport qui instaure l’exploitation de la terre à travers la déforestation, l’extraction et la plantation, ainsi que la création de la figure d’un « Autre », jugé inférieur. Cette vision du monde a conduit aux massacres et mises en esclavage des autochtones, ainsi qu’à la soumission des femmes, par les colons européens. Enfin, cet « habiter colonial » instaure la propriété privée et la terre comme marchandise exploitable, rendant les territoires colonisés dépendants à une métropole coloniale pour l’importation et l’exportation.

Plus de 90 % de la population locale

Ce schéma de dépendance s’observe encore aujourd’hui dans les Antilles sur les territoires toujours colonisés et dans les anciennes colonies encore sous influence impérialiste de la France et son commerce. Au quotidien, cela se traduit par des frais d’importation élevés pour les biens de première nécessité. Cela se fait au détriment de la mise en place d’une souveraineté alimentaire et maintient dans la misère la population avec un marché du travail tourné sur l’exportation de matières premières. C’est le marché français qui est privilégié prioritairement pour les échanges et non les partenaires économiques plus proches géographiquement.

En février 2024, une proposition de loi qui reconnaît la responsabilité de l’État français dans l’utilisation du chlordécone ainsi que ses dégâts sanitaires en Guadeloupe et en Martinique a été adoptée par les député⸱es. Mais ce texte est jugé insuffisant par les antillaises et antillais, notamment parce qu’il n’engage que l’État et non les principaux pollueurs, c’est-à-dire les entreprises, tandis que les indemnisations se font toujours attendre. Le procès en appel contre l’ordonnance de non-lieu rendu par la justice française début 2023 aurait dû se tenir le 10 juin. Il sera finalement reporté le 22 octobre 2024, sur un dossier ouvert depuis 2008.

Les personnes vivant dans les territoires dits « d’outre-mer » continuent d’être traitées comme des sous-citoyens et sous-citoyennes : leurs droits sont réduits, les répressions de l’État français sont violentes, des situations d’exception sont banalisées (on peut citer la pénurie d’eau durable que connaît la Guadeloupe), et la contamination de milliers de personnes se fait dans l’indifférence du reste de la société française.

Les capitalistes doivent payer

À cause de cette contamination, les cultures vivrières et la pêche ont été restreintes alors qu’elles sont essentielles à la population, tandis que la culture de la banane, plus résistante n’a pas été affectée et permet même d’en tirer un bénéfice économique. À côté de cela, le coût de la vie déjà bien plus élevé qu’en France ne va pas en s’arrangeant.

Les békés, directs descendants de propriétaires d’esclaves et aujourd’hui propriétaires des bananeraies continuent d’avoir un pouvoir immense sur les îles. Environ 1 actif sur 20 travaille dans la « filière Banane ». Ce sont eux qui sont à l’origine de la dérogation du ministère de l’agriculture en 1990 qui a prolongé l’utilisation du chlordécone : ils sont donc directement à l’origine de l’empoisonnement des terres, des animaux et de la population.

Le commerce triangulaire et la traite des esclaves ont contribué à la diffusion du capitalisme au niveau mondial dans les pays colonisés. En rendant possible l’accumulation primitive du capital [2] , c’est-à-dire des ressources, c’est la colonisation qui a permis la révolution industrielle dans les métropoles coloniales telles que la France ou le Royaume-Uni. Les modes de production sous le capitalisme créent un rapport extractiviste à la terre qui ne peut mener qu’à la destruction des écosystèmes et au désastre écologique que nous connaissons aujourd’hui.

Le capitalisme repose sur une inégalité dans les échanges économiques au niveau international et fonctionne main dans la main avec l’impérialisme. En économie, c’est ce que l’on appelle la nouvelle division internationale du travail : les pays et territoires, par le libéralisme, se spécialisent dans un type de production, ce qui rend la valeur des échanges inégale puisque les pays les plus riches se concentreront sur des productions à haute valeur ajoutée, tandis que les pays sous influence occidentale sont contraints de leur fournir les matières premières. Les figures révolutionnaires africaines, de Lumumba à Sankara ou encore Cabral, l’avaient bien compris, liant lutte contre le nécolonialisme et lutte pour l’indépendance. Frantz Fanon, quant à lui, a étudié le rôle d’intermédiaires des intérêts des capitalistes occidentaux que jouent les bourgeoisies locales des pays colonisés.

Penser une écologie décoloniale

Ce rapport colonial à la santé et à la terre est le même qui a organisé les essais nucléaires en Polynésie Française et qui a stérilisé les femmes, à La Réunion entre 1960 et 1970, ou encore dans sa version états-unienne, à Porto Rico. Bien sûr, il nécrose aussi les pays au centre du capitalisme, mais bien moins durement et encore une fois inégalement. En France hexagonale, le terme de « justice environnementale » se diffuse. Il dénonce le manque de considération par nos politiques des effets du dérèglement climatique par les populations vivant dans les quartiers populaires ou encore les personnes assimilées à la catégorie de « Gens du Voyage » qui en sont les premières victimes [3].

L’écologie décoloniale nous amène à repenser la place de ­notre État dans la division internationale du travail : si l’usine polluante n’est plus sur notre sol c’est qu’un autre pays en paye le prix pour des salaires de misère et des normes environnementales et un droit du travail au rabais ; si notre énergie nucléaire existe sur le sol métropolitain, elle implique une ingérence de notre État et de notre armée au Niger pour l’approvisionnement en uranium. Un certain nombre de guerres se déroulent pour l’accès aux matières premières comme c’est le cas au Congo. Une écologie au niveau international ne se fera pas sans une rupture de la Françafrique et la fin du pillage des ressources et de l’appropriation des corps des hommes et des femmes sous le modèle capitaliste.

Il y a une nécessité de décentrer et de politiser la lutte écologiste pour joindre nos forces aux collectifs et aux peuples luttant déjà contre notre impérialisme, pour une lutte écologiste internationale, anticapitaliste et décoloniale. Les ponts entre ces luttes existent déjà, il ne reste plus qu’à les soutenir et les emprunter : le capitalisme doit se combattre, car main dans la main avec le colonialisme il détruit les terres et exploite nos corps. Le prochain procès dans le cadre du non-lieu rendu par la justice française sur le scandale du chlordécone aura lieu le 22 octobre prochain, à Paris.

Louna (UCL Lyon)

[1] Malcolm Ferdinand est chercheur en sciences politiques et ingénieur en environnement. Il a notamment publié l’ouvrage Une écologie décoloniale, en 2019 aux éditions du Seuil. [2] On entend par là l’accumulation du capital (ressources, terres, outils et autres moyens de production) avant le développement du capitalisme. [3] Voir par exemple le travail de William Acker sur le racisme environnemental des personnes vivant sur les aires d’accueil (Où sont les « gens du voyage » ? Inventaire critique des aires d’accueil, publié en 2021 aux éditions du Commun), ainsi que le travail du collectif Banlieue climat.

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Gauchiasses

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